A l’heure où je débute cette bafouille, il est 11h18 en ce lundi matin et je traîne ma peine sur mon bureau, l’air aussi réveillé et la mine aussi fraîche qu’un clochard saoul qui émerge d’un semi-coma éthylique. Comme un lundi, quoi. Un lundi classique ? Pas tout à fait, non. Un lundi de Roland-Garros, comme il n’y en a que deux dans l’année. Ça change pas mal de choses quand même… J’en suis là de mes pensées quand, soudain, un événement impromptu me tire de mon état de torpeur avancé.  Balle de débreak pour Haider Maurer face à Kachanov ! Bien malgré moi, j’en éructe de plaisir en murmurant à mon encontre un vamos semi-audible. Ayant probablement senti cette décharge d’adrénaline monter en moi, c’est alors le moment choisi par mon boss pour faire irruption dans mon bureau :

  • « Ça y est, ce dossier est enfin bouclé ? », me demande-t-il d’un ton paternaliste en se dirigeant derrière mon PC, sans le moindre respect pour le périmètre minimum d’intimité.

Avec la prestance d’un écureuil chipant des noisettes à un gorille affamé, je referme le clapet de mon PC, manquant d’ailleurs de m’arracher un doigt au passage, et bredouille un semblant de réponse aussi peu crédible que mal assuré.

  • « Euh, oui, quasiment, chef ! »

Ledit chef ne doit évidemment rien savoir qu’à cet instant de mon existence, ledit dossier est relégué en 3000è position (minimum) de la liste des priorités plus ou moins élaborées dans mon cerveau, lequel est complètement focalisé sur l’évolution des scores à Roland-Garros. Plus précisément sur ce Kachanov-Haider Maurer qui, en temps « normal », éveillerait chez moi autant d’intérêt que le sort d’une mouche à merde en train de se noyer dans un verre de vinaigre. Mais là, nous ne sommes pas en temps normal. C’est Roland et Roland, c’est un peu mon ramadan professionnel à moi. Impossible de foutre quoi que ce soit en journée. Ce n’est pas moi qui ne veut pas, c’est ma volonté. A peine levé, c’est plus fort que moi, il faut que je me tape les 12 pages de l’Equipe, que je revoie tous les hot-shots de la journée de la veille, que j’apprenne par cœur le programme du jour sans oublier, évidemment, de parier sur les matches aux cotes les plus intéressantes (d’où mon engouement soudain pour Haider Maurer). Ensuite, une fois les matches commencés, impossible de déconnecter : sur les onglets de mon firefox, entre facebook et youpo… euh, entre facebook et gmail, apparaissent une dizaine de pages entièrement dédiées à la grand-messe parisienne, notamment l’indispensable live-streaming court par court de FranceTV sport, principal responsable de mes tourments personnels et professionnels pendant deux semaines.

Alors oui, ça m’énerve Roland-Garros car pour une raison étrange, pendant ces deux semaines, le monde s’arrête totalement de tourner autour de moi. Je ne suis plus maître de rien, pas plus de mon corps que de mes réactions quasi-neurasthéniques, et moins encore de la qualité de mon sommeil. Le moindre point perdu par un joueur que je soutiens, soit parce qu’il est Français, soit parce que j’ai misé sur lui, soit pour rien du tout (juste parce que je déteste regarder un match sans soutenir quelqu’un), peut déclencher chez moi de terribles crises d’angoisse. La moindre tâche qui m’incombe, si elle n’est pas teintée d’ocre, m’est d’une pénibilité extrême. Pendant 15 jours, je vis Roland, je mange Roland, je respire Roland, je dors Roland… Et je ne sais même pas pourquoi parce qu’au final, je sais très bien que Nadal gagnera à la fin, que le jeune et sympathique petit Frenchie va enflammer le match avant de cramper au 5è, que les têtes de série féminines vont valser comme des quilles au bowling (sauf si c’est moi qui lance la boule).

Bref, tout est écrit, depuis toujours, mais comme un con, je continue de me laisser lobotomiser. Mais ce qui m’énerve le plus avec Roland, ce sont les gens autour de moi qui font semblant de s’y connaître et se croient obligés de me parler tennis, alors que leur inculture du sujet est grillée au bout de deux phrases. Et, pire, encore, ce sont les gens qui sont là-bas, à Roland, et qui passent leur temps à poster des photos sur facebook plutôt que de regarder le match.

Moi, je suis là comme un con, sanglé à ma chaise de bureau, alors que le soleil me cligne des yeux à la fenêtre. Si au moins je pouvais passer le tournoi en mode « glandouille » assumée, affalé sur mon canapé, la binouse à la main, la télé allumée, le PC dans une main, la tablette dans l’autre et le portable posé sur la table. Mais non, je suis obligé de vivre ça en « clandé », à l’abri des regards d’un boss allergique au tennis, cet abruti. En plus… Et voilà, putain, 1er set pour Kachanov, break au 2è ! C’est toujours pareil : dès que je fais un prono osé, c’est systématiquement l’inverse qui se passe, comme si une force obscure connaissait mes paris et décidait de se foutre de ma gueule. Il est 12h30, je suis crevé, énervé et j’ai la dalle. Et le tournoi, comme la semaine, ne font que commencer… Ah, même si j’adore ça, qu’est-ce que ça m’énerve Roland-Garros ! »