La rivalité entre Muhammad Ali et Joe Frazier a tout pour faire partie des plus grandes rivalités de l’histoire du sport, tout simplement. En plus de la qualité des deux combattants lors de leurs affrontements et de leurs carrières respectives, l’histoire entre les deux hommes est particulière et fait, à coup sûr, de leur rivalité la plus grande de l’histoire de la boxe.
Changement d’ambiance entre deux amis
A peu de choses près, essentiellement le goût de Muhammad Ali pour le trashtalk, la rivalité entre lui et Joe Frazier aurait pu ne jamais voir le jour, ou atteindre de tels sommets. Le fait est que les deux hommes s’apprécient et Joe Frazier, surtout, a, au moment où leur rivalité débute, un immense respect pour Muhammad Ali. Quoi de plus normal. En 1967, à 25 ans, Muhammad Ali est déjà champion du monde des poids lourds. Seulement, cette année-là, il refuse d'intégrer l'armée américaine qui se bat contre le Vietnam. Le boxeur est alors déchu de son titre de champion du monde et de sa licence. A cette époque, Joe Frazier, âgé de 23 ans, commence à se faire un nom. En l’absence de Muhammad Ali, il réussit à devenir champion du monde des poids lourds. Touché par la situation de Muhammad Ali, qu’il souhaite évidemment affronter, Joe Frazier décide de plaider pour qu’il puisse être autorisé à boxer à nouveau. Il fait même plus en prêtant de l'argent à Ali dans les moments compliqués et témoigne devant le Congrès en sa faveur. Il faut dire que les deux hommes sont devenus très proches en 1968. « C'est lui qui a fait la démarche. Il venait me voir à la salle, on s'appelait. Un jour, je l'ai conduit de Philadelphie à New York dans ma voiture. Juste lui et moi. On se marrait, on s'amusait, et on parlait du combat qu'on voulait organiser. On était amis, on s'entendait bien », raconte Joe Frazier. Peiné pour son ami, ce dernier ira même jusqu’à demander, en 1970, une audience au président américain Richard Nixon pour le convaincre de laisser Muhammad Ali boxer. « J'ai obtenu un rendez-vous avec lui, ce qui n'était pas trop dur après être devenu champion du monde des lourds. Je suis allé à la Maison Blanche, nous nous sommes promenés dans les jardins avec sa femme et sa fille. Je lui ai dit : ‘Redonnez sa licence à Ali. Je veux le battre pour vous.' Il m'a répondu ‘C'est sûr que j'adorerais ça », raconte Joe Frazier. Mais, une fois la licence rendue à Muhammad Ali, ce dernier ne sera plus l’ami au ton doucereux qu’a connu Joe Frazier jusque-là.
Le match du siècle
Autorisé à boxer à nouveau en 1970, Muhammad Ali bat Jerry Quarry quelques semaines après avoir reçu sa licence. Il bat ensuite l’argentin Oscar Bonavena. Plus rien n’empêche son match face à Joe Frazier. Le « match du siècle » est programmé pour le 8 mars 1971 au Madison Square Garden (MSG) de New York. Pour la première fois dans l'histoire des lourds, un match pour le titre va opposer deux boxeurs invaincus après plus de vingt-cinq combats. Le combat n’a presque pas besoin d’être promu, mais Muhammad Ali tient à y ajouter son grain de sel. « Battre Frazier sera beaucoup plus facile que de battre Quarry ou Bonavena. Je vais m'amuser avec lui. Il va essayer de me toucher mais n'y arrivera pas. Sur les affiches, sur vos billets, il y aura écrit que Joe Frazier est le champion en titre mais une fois sur le ring, il saura qui est le véritable champion », attaque Muhammad Ali. Pire, il va traiter son ami d’Oncle Tom. Ce personnage du roman éponyme d'Harriet Beecher Stowe, symbolise la collaboration noire à l'esclavage et est l’insulte suprême pour un homme noir. Pour Frazier, fils d'un fermier pauvre de la très raciste Caroline du Sud de l’époque, la ligne rouge est franchie. Exit l’amitié, plus personne ne joue. Les 20500 places du MSG s’arrachent en quelques heures. Le match attire le gratin du Show business américain. Bob Dylan, Gene Kelly et Woody Allen sont dans la salle. Les boxeurs ressemblent aux hommes. Dès le début du combat, on a l’opposition de style tant attendue. Le très mobile Muhammad Ali danse autour du cogneur Joe Frazier, mais pas assez vite pour échapper au crochet du gauche du champion en titre. Joe Frazier scelle petit à petit les déplacements de Muhammad Ali et le fait tâter de sa puissance. Au 11e round, Muhammad Ali fait connaissance avec le tapis du ring du MSG. Affaibli, Muhammad Ali est puni par son adversaire pour le reste des reprises. Au 15e et dernier round, encore sur un crochet gauche, le coup signature de Joe Frazier, étale à nouveau Muhammad Ali. Son cœur de champion le pousse à tenir jusqu’à la fin, mais les juges donnent logiquement la victoire à Joe Frazier qui exulte. Les humiliations subies sont payées, mais l’histoire entre les deux hommes ne fait que débuter.
Muhammad Ali vs Joe Frazier 2
Aux Etats-Unis, une polémique naitra dans les médias après la défaite de Muhammad Ali. Selon le journaliste Robert Lipsyte, qui a couvert la carrière des deux hommes, sans la suspension Joe Frazier n’aurait jamais pu battre son adversaire. « Je ne vois pas comment Frazier aurait pu battre le Ali d'avant son exil forcé loin des rings. Le combat de 71 était déjà très serré, or Ali avait été absent près de quatre ans », assure le journaliste américain spécialiste des sports. L’organisation d’une revanche est alors prévue, d’abord en 1973, le temps que Muhammad Ali ait plus de combats au compteur. Mais surprise, Mohamed Ali perd contre Ken Norton, pendant que Joe Frazier est défait par bestialité George Foreman. Le combat est reporté. Il aura finalement lieu en 1974, mais sera d’un niveau indigne des deux combattants. Remporté aux points par Muhammad Ali, le combat déchaîne la colère des fans et des médias spécialisés pour sa pauvreté technique et un niveau physique affligeant. Red Smith, journaliste du New York Times, prononce, à propos du combat, une tirade passée à la postérité. « La promotion du combat disait donc vrai : il opposait bien deux anciens champions du monde. Deux battus, deux types dépassés, dont l'époque est révolue. Ils n'ont plus rien à faire là ». Les deux hommes le savent, ils doivent faire mieux.
Thrilla in Manilla
Plusieurs semaines après la revanche contre Joe Frazier, Muhammad Ali semble avoir retrouvé son niveau d’avant le retrait de sa licence. Il domine George Foreman à Kinshasa lors de l’historique Rumble in the Jungle et redevient champion du monde. Il défend même son titre 3 fois, avant de devoir affronter son vieil ennemi dans l’un des plus grands combats de tous les temps. Cette fois, Muhammad Ali affrontera Joe Frazier à Manille le 1er octobre 1975. Comme lors des précédents combats, Muhammad Ali commence à attaquer sur le terrain des mots. « Joe Frazier est juste un type ordinaire. Il n'est pas intelligent et n’a pas d’envergure. Si vous l'écoutez et que vous m'écoutez, vous voyez qu'il ne peut se comparer à moi intellectuellement. Il est victime des circonstances. Ce n'est qu'un pantin, il fait de son mieux, mais il ne sait pas où il est, ni ce qu'il cherche », déclare Muhammad Ali. Il fera pire et donnera par la même occasion le nom de leur affrontement. « Joe Frazier devrait donner son visage au Fonds mondial pour la nature. Il est si laid que les aveugles s'en écartent. Non seulement il n'est pas beau mais on peut le sentir depuis l'étranger. Que vont penser les gens à Manille' Que les frères noirs sont des animaux. Qu'ils sont ignorants, stupides, laids et puants », assène Muhammad Ali. « Voilà un petit gorille. C’est sa conscience, je la garde dans ma poche. Ce sera une tuerie (Killa ; NDLR). Ce sera terrifiant quand j’aurai le gorille à Manille », ajoute-t-il. De cette déclaration viendra le nom du combat : Thrilla in Manilla. Muhammad Ali va même pousser le bouchon plus loin. Il débarque à la salle pendant l’entrainement de son adversaire pour le déranger, s’installe en dessous de l’hôtel où loge Frazier avec une un pistolet d'alarme à la main pour le perturber. La tension est à son comble. La salle censée accueillir le combat se remplit aux aurores alors qu’il est prévu pour 10h45. Il fait une chaleur d’enfer. Dès le début du combat, les deux hommes se lancent dans une véritable bagarre. Pas de mouvement gracieux pour Ali qui est au poids le plus élevé de sa carrière. Les deux hommes se battent comme dans la rue et étonnamment, Muhammad Ali domine les trois premiers rounds. Après, c’est au tour de Joe Frazier qui matraque son adversaire jusqu’au 10e round, le chmpion ne réagissant que par à-coups. En 2007, le médecin de Muhammad Ali confie que le boxeur s’est vu mourir pendant le combat. « A la fin du 10e round, il m'a dit “c'est ça, mourir” ». Joe Frazier avait prévenu. Il voulait faire mal à Muhammad Ali. « Je ne veux pas le mettre K.-O. Je veux lui faire mal. S'il tombe, je le relèverai moi-même, pour continuer. Je veux lui arracher le cœur ». Mais, vers la fin du combat, le challenger fatigue et Muhammad Ali affiche des ressources insoupçonnées. L’œil droi de Joe Frazier est presque fermé, alors que le gauche est presque borgne depuis des années. Le droit est en train de se fermer. L’entraineur de Joe Frazier refuse de le laisser continuer. « J’ai vu pas moins de 8 boxeurs mourir sur le ring. Il m’en a énormément voulu mais je ne regrette rien », confie-t-il. Muhammad Ali gagne et tente aussitôt d’apaiser les tensions avec son adversaire. « Joe est l’homme le plus dur que je connaisse. Je n’aurais jamais pu continuer avec les coups qu’il a encaissés. Lui et moi sommes arrivés à Manille en champions, nous en sommes repartis en vieillards ».
Seulement, du côté de Joe Frazier, la blessure est trop profonde. Il ira même jusqu’à qualifier de « punition divine », la maladie de Parkinson de Muhammad Ali. Il finira néanmoins par lui pardonner après des excuses publiques de Muhammad Ali en 2001.