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Les serveurs, ces artistes mal aimés

“Game, Set and Match, Kevin ANDERSON 7/6 6/7 6/7 6/4 26/24”. Trois tie-break, un 5ème set à rallonge et un match de 6h36 entre deux des meilleurs serveurs du circuit. La première demi-finale de Wimbledeon était sublimes diront certains, interminables diront (beaucoup) d'autres. Ces artilleurs du fond du court sont mal vus par les spectateurs : “purge”, “ennuie”, “larmes de sang”, “torture”… La liste des réactions négatives postées sur les réseaux sociaux est encore longue, mais montre à quel point ces deux joueurs et leur service en ont dégoûtés plus d'un. Ce n'est pas la première fois que le public montre son désamour pour ce type de joueurs. D'Ivanisevic à Anderson , en passant par Roddick et Karlovic, pourquoi sont-ils tant détestés ? Leur jeu est-il vraiment si moche ?

Les statistiques du match entre Anderson et Isner à Wimbledon cette année

Le service : l'arme la plus efficace ?

Ivo Karlovic à l'entrainement à Roland Garros en 2017

Le service est le premier coup d'un point. C'est donc le premier coup qui permet de gagner (ou de perdre) ce point. Jusque là, je ne vous apprends rien. C'est aussi le seul coup dont on maîtrise toutes les conditions : le serveur choisit la force, l'effet et surtout la zone, sans que le receveur puisse l'influencer. A l'origine, il n'était qu'un engagement et permettait de démarrer le point. Puis, avec le temps, il est devenu un coup que les joueurs ont essayé de maîtriser pour en faire un atout. Et quel atout ! Quoi de mieux qu'un ace pour gagner un point ? On minimise l'effort sans que l'adversaire puisse toucher la balle. Maintenant, les joueurs sont de plus en plus grands et profitent de leur taille pour se rendre le point plus facile dès le service. C'est mathématique, plus on est grand, plus l'angle de service est élevé rendant le coup plus facile et plus efficace. D'ailleurs, dans le tennis moderne, à défaut d'un excellent service, il faut au minimum un service qui gêne l'adversaire. Un joueur avec un service moyen aura les plus grandes difficultés à conserver sa mise en jeu plus de fois que son opposant. C'est pourquoi, face à des joueurs comme Karlovic ou Isner, il faut avant tout bien servir pour espérer rester dans la partie et jouer un tie-break ; réussir le break étant un bonus que peu parviennent à s'offrir. Aujourd'hui, même les plus petits joueurs, dont la taille interdit de claquer un ace par jeu, ont fait de leur service un coup qui empêche l'adversaire de prendre le dessus : Schwartzman ou Thiem ont un service ultra kické, Goffin un service illisible par exemple.

L'ace ennemi du beau jeu ?

Mais ici, nous parlons des gros serveurs : ces joueurs généralement de plus de 2 mètres servant en moyenne 20 aces par match. Vous voyez de qui je veux parler ? Anderson, Isner, Karlovic, Cilic ou Querrey pour ne citer qu'eux. Evidemment, ils ne sont pas (encore) majoritaires sur le circuit donnant souvent lieu à des oppositions de style face à des joueurs au profil dit plus “complet”. Par contre, quand ils s'affrontent, le spectateur a généralement le droit à un combat de Titans qui se jettent des ogives du haut de deux sommets des Alpes. Mais le spectateur s'ennuie. En France tout du moins, et on le fait comprendre. Il n'était pas rare d'entendre des sifflets dans les tribunes de Bercy ou de Roland Garros quand Roddick servait “trop” bien. En 2018, c'est sur les réseaux sociaux que les fans de la balle jaune expriment leur mécontentement. Petit florilège des réactions lors de la demi finale de Wimbledon entre Anderson et Isner :

Quelques tweets lors de la demi finale de Wimbledon entre Anderson et Isner

Pourquoi les gens détestent-ils tant l’enchaînement de bons services ? La réponse est presque dans la question. L'ace réduit à zéro les chances de voir un bel échange. Il réduit à zéro les chances de voir un échange tout court, puisque par définition, pour qu'il y ait échange, les deux parties doivent participer. C'est un peu comme assister à une pièce de théâtre sans que les personnages puissent se répondre. Je peux comprendre leur frustration. Celle-ci est aussi accentuée du fait de l'impossibilité pour l'adversaire de se régler. Il est très compliqué d’enchaîner de longs échanges en contrôlant et gardant la balle dans le court. Mais alors, pourquoi ne pas tenter de voir au-delà d'un simple spectacle bankable ? Tous les matchs ne sont pas des oppositions entre les membres du Big 4 et il faut savoir profiter du spectacle qui nous est offert. Le Center Court est resté plein à craquer, 6h36 durant, sans jamais se vider. Et pourtant, il a assisté à 102 aces sur 569 points, soit un peu moins d'un point sur 5. Il a même réservé une standing ovation à la sortie des joueurs. Les anglais ont-ils vu quelque chose qu'eux seuls peuvent déceler ? Ou peut-être savent-ils apprécier le meilleur en chacun des joueurs…

Un art qui demande une technique parfaite

En effet, bien qu'il soit un des plus efficaces, le service est sûrement un des coups les plus difficiles à maîtriser. Il suffit de tenir une raquette pour s'en rendre compte. Imaginez alors combien de balles ces joueurs ont dû taper au-dessus de leur tête. Par ailleurs, les meilleurs joueurs du monde figurent aussi parmi les meilleurs serveurs. On y pense moins mais Federer par exemple est un des tout meilleurs quand il s'agit d'engager. Son service est connu pour être illisible, lui qui s'entraîne à lancer la balle exactement de la même manière quels que soient la zone, l'effet et la puissance. Et ça lui permet de dépasser régulièrement la quinzaine d'ace par match. Nadal a, quant à lui, considérablement amélioré ce secteur. Il est maintenant capable de servir dans toutes les zones n'importe quand et n'importe comment. Si on veut, on peut remonter plus loin vers une autre légende : Pete Sampras, lui, détient toujours le record du nombre de jeux de service gagnés consécutivement à Wimbledon (118 à cheval sur les éditions 2000 et 2001). Au-delà de cette énorme stat, Pistol Pete était bien connu pour avoir un service surpuissant et s'en servait merveilleusement bien. On parle bien là de joueurs à la technique irréprochable, qu'ils soient des défenseurs du fond du court ou bien des attaquants de tous les instants, ils ont su faire de leur service la première arme de leur jeu.

En parlant de technique irréprochable, revenons à nos deux marathoniens détestés. Ils ont servi à tour de rôle pendant plus de six heures sans (presque) jamais baisser de rythme et en gardant la même qualité même quand l'enjeu était énorme. Que ça soit sur balle de break ou à 40-0, ils conservent le même niveau d'engagement. Isner a d'ailleurs servi une seconde balle à 207 km/h pour sauver une balle de premier set à 5-4 : suicide ou génie ? Le risque a payé. L'américain s'est même approché du record de Sampras avec 110 jeux de service gagnés consécutivement (le tout sur une seule édition). Physiquement aussi, la débauche d’énergie est énorme : il faut avoir un bras en acier et des cuisses en bétons pour pousser sur les jambes et balancer le bras aussi souvent dans un même match. De plus, pour en avoir observé plusieurs à l'entraînement, en général, un tiers de leur session est réservé au service. Ce coup nécessite qu'on s'y attarde, qu'on le façonne et l'améliore. Ils travaillent aussi énormément le deuxième coup de raquette pour pouvoir profiter un maximum de leur bon engagement.

Les serveurs sont plus complets qu'ils n'y paraissent

Malheureusement, ces énormes services empêchent parfois de mettre en valeur des coups d'une qualité similaire. En s'attardant et/ou s'émerveillant sur leur engagement, on observe moins le reste de leur palette. Prenons Karlovic par exemple. Il est vrai qu'il n'a pas de coup du fond du court exceptionnel, mais il profite de son service pour finir les points au filet grâce à son exceptionnelle volée. Il ne serait pas resté 14 ans dans le top s'il n'avait vraiment que son service et ses presque 13000 aces. Il en va de même pour Isner qui compense sa relative faiblesse côté revers par un jeu vers l'avant redoutable, jeu qu'il a su faire évoluer et améliorer ces derniers mois pour atteindre son meilleur classement.

Il suffit de regarder les moments forts de cette demi pour se rendre compte de leurs qualités. Anderson a un jeu de transition défense – contre attaque ultra rapide. Il est capable de tenir l'échange face aux plus grands joueurs du fond du court : c'est d'ailleurs derrière sa ligne qu'il a battu Federer au tour précédent. On en voit de plus en plus tenir l'échange du fond du court et faire de très peu de fautes directes (comparativement à leur nombre de coups gagnants). Cilic par exemple est capable de frapper fort des deux côtés quel que soit l'adversaire. Autre facette dont on parle moins, mais tout aussi importante : le mental. Les bons serveurs sont amenés à jouer des matchs souvent très serrés et qui se jouent à un ou deux points, en témoigne le parcourt d'Isner avant cette demi à Wimbledon, où il a joué 7 tie-breaks pour 4 remportés, et sauvé une balle de match dans son 5ème set contre le belge Bemelmans. Ils savent aussi saisir le peu d'occasion que se présentent ou sauver les points à risque. Même si le service est devenu une part importante du joueur moderne, on ne devient demi finaliste de Grand Chelem ou vainqueur de Masters 1000 sans un jeu complet. Quelques uns sont même allés plus loin : le croate Ivanisevic gagné Wimbledon en 2001 en servant 212 aces, Roddick s'est issé à la place numéro 1 mondial en 2003 après avoir gagné l'US Open, Cincinnati et Montréal. Eux aussi sont des champions.

 

Evidemment, le service est leur arme principale : le jour où ils ont une panne ou qu'ils sont moins efficaces dans ce secteur, il leur devient très difficile de gagner. Mais il faut aussi voir au-delà de ce coup. Les serveurs basent leur tactique sur ce coup mais ont besoin d'une palette plus large pour évoluer au plus haut niveau. Aujourd'hui, ils progressent tous pour figurer parmi les meilleurs : Cilic, Isner et Anderson sont même entrés dans le top 10. Mais comme chaque artiste, les serveurs connaissent des détracteurs qui se rendront compte plus tard de leur immense talent.

Grand joueur de tennis et ingénieur à ses heures perdues... ou l'inverse je sais plus. Une religion ? Le Federerisme @CaptainMiddle

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