Cet été, WeSportFr vous propose de mêler plaisir du sport et plaisir de la réflexion avec une série d’articles « Penser le sport ». Aujourd’hui, Albert Camus, sa philosophie et le football.

Dans l’histoire intellectuelle, Albert Camus occupe une place à part. D’abord reconnu comme l’un des leurs dans l’immédiate Après-Guerre par l’omnipotente bande du Flore de Sartre, Merleau-Ponty et Beauvoir, son refus du totalitarisme (soviétique, nazi, quel qu’il soit) et surtout de légitimer la violence au nom d’une cause le coupe de ceux-là. « Social-démocrate de raison mais libertaire de cœur », celui qui fera de la révolte une réponse à l’absurde du monde et de la vie finit la sienne isolé dans un paysage politique et intellectuel coupé en blocs. Pas au milieu, pas neutre, ailleurs, renvoyant les impérialismes dos-à-dos, dépolarisé dans un monde polarisé.

Alors il y a comme une évidence. Il n’y a pas d’autre poste auquel aurait pu jouer Albert Camus que gardien de but. D’abord à l’AS Monpensier, ensuite au Racing Universitaire Algérois, celui qui doit moins courir que les autres pour ne pas user des crampons que sa famille n’a pas les moyens de lui offrir gardera toujours un œil sur le football et sur les gardiens de but en particulier. Un rôle à part, solitaire mais dans le jeu ; solidaire mais dégagé « en même temps ». Surtout un poste de l’absurde, où on ne fait qu’attendre que l’irrémédiable advienne, en conscience, mais en se révoltant.

JP le buteur, Albert le goal

L’irrémédiable c’est le but, dans la philosophie d’Albert Camus c’est la mort. Sisyphe pousse son rocher qui ne peut rien faire d’autre que dégringoler de l’autre côté de la montagne ; l’homme cherche une clarté, une unité, un sens à une vie promise à la mort ; le gardien de but attend les buts, les empêche parfois, toujours avec des moyens infimes face aux attaquants, aux événements.

Imaginez une séance de tirs-au-but. Des joueurs s’avancent, placent la balle à onze mètres d’un gardien seul dans ses cages avec charge d’éviter que le ballon ne franchisse la ligne de but. Le tireur c’est Sartre, ou l’existentialisme ; le gardien c’est Camus, ou la philosophie de l’absurde.

FC Angoisse contre Olympique Révolte

Le tireur est seul, libre. De cette liberté, ou plutôt de son usage, nait une angoisse. A droite ou à gauche ? Fort ou sécurité ? Plat ou coup de pied ? Lucarne ou petit filet ? Que faire de cette liberté immense ? L’angoisse donc qu’il faut dépasser, derrière laquelle on ne peut pas se cacher mais agir.

Chez Camus, ou pour le gardien, pas d’angoisse ! Le rapport est clairement établi, le gardien va à l’abattoir (la situation est clairement en faveur du tireur) et il le sait. Comme nous savons tous que la mort nous attend. Mais alors pourquoi y aller ? Pourquoi se débattre ? Si l’issue est aussi inéluctable que cela, qu’est-ce qui pousse un homme libre à continuer de croire en cette chance infime, de « rester en vie » comme disent entraineurs et consultants ? La révolte répond Camus. De cette injustice, ce non-sens fondamental nait la seule réponse possible : renverser les rapports établis, les déterminismes, se révolter contre l’ordre naturel des choses pour arrêter un tir-au-but.

La liberté, camarade

Le point commun des deux philosophies les plus importantes de la Gauche dans les années 50, il y aurait le point commun de la liberté. C’est en réalité ce qui les sépare peut-être le plus profondément. Quand Sartre parle de la liberté qu’a chacun, il parle d’une liberté ontologique, c’est-à-dire d’une liberté fondamentale, essentialisée, qui serait débarrassée des déterminismes sociaux, économiques, physiques, intellectuels etc. Camus, lui, parle d’une liberté dans la révolte. Ainsi pense-t-il que la révolte est un moyen d’exercer une liberté pleine et entière, et la seule condition de son exercice. Camus fonde la liberté, Sartre la décrète.

Imaginez : Sartre, entraineur, reprocherait à son gardien de but de ne pas remonter tout le terrain balle au pied, ou de ne pas tirer les corners pour son équipe. Et si d’aventure, son gardien lui objecterait que ce n’est pas son rôle, qu’il n’a pas les capacités techniques pour le faire, et surtout qu’il mettrait son équipe en difficulté tactique en cas de contre-attaque adverse, Sartre le traiterait de salaud. Pour lui, le gardien nierait la liberté fondamentale dont il jouit, la capacité en fait, réelle, que le gardien peut choisir de jouer ailier gauche au cours d’un match.

Camus, lui, encouragerait le dépassement de fonction pour ce qu’il produit sur l’homme et l’équipe (le monde, la société dans la philosophie camusienne). Benjamin Pavard qui reprend de volée un centre de Lucas Hernandez alors que la France en menée 2-1 contre l’Argentine en huitième de finale de Coupe du Monde par exemple.

Au fond, les conceptions sartriennes et camusiennes n’étaient certainement pas conciliables, et la brouille intellectuelle pas uniquement liée à une brouille entre hommes. Sartre jouait à être Sartre, Camus était Camus.